L'homme-boîte

Publié le par Luc Hazebrouck

Cher ami,

   Nous n’avons pas tous le même corps. Je l’ai maintes fois constaté. Par exemple moi, j’ai un corps atmosphérique. Quand à l’extérieur il gèle, je deviens un bloc de glace. Quand il fait beau et chaud, je deviens un superbe lac. J’avoue que le plus difficile n’est pas lors de ces deux moments, c’est lorsque le temps change constamment. Mon corps atmosphérique, lui, est obligé de suivre tant bien que mal le mouvement des cumulo-nimbus … Je deviens alors tout pâteux, tout glaiseux. Un mic-mac difficile à dépeindre !

 Quand ce schéma se dessine, je réagis.  En effet, il est dangereux de s’enliser dans les marécages de son corps glaiseux. Vous finissez par ne plus ressembler à un être humain normalement constitué. Ou plutôt vous êtes encore humain mais votre constitution ne répond plus à aucune norme.

  Aujourd’hui, par exemple, ma femme m’a dit : « Attention, ta bouche est en train de glisser vers les pieds, il faudrait que tu la remontes. » Effectivement elle avait raison, en regardant mes pieds qui étaient devenus liquides - j’ai vu ma bouche vaguement encore solide qui baillait d’ennui et qui s’étirait dans tous les sens, tout en flottant.  J’ai donc essayé de la tirer de là pour la remettre à sa place, mais à chaque fois que je la remettais au bon endroit… elle se mettait de nouveau à glisser, lentement, insidieusement vers le bas. J’en suis resté bouche bée. Ma femme comprenait ce qui était en train de se produire. Elle voyait parfaitement bien que je n’étais plus en état de lui répondre. Elle est donc allée chercher notre caisse de bricolage et elle est allée chercher aussi ma bouche pour la clouer à même mon visage. Comme le clou ne suffisait pas, elle a pris l’agrafeuse clac, clac. Des agrafes un peu partout… « C’est mieux comme ça, m’a-t-elle demandé ? » J’étais bouche cousue, j’ai donc fait un signe d’impuissance et vlan ! Les bras m’en sont tombés. Vite, elle s’est munie de la perceuse- visseuse électrique pour  me revisser tout ça. Le danger avec cet engin - contrairement au tournevis classique – c’est que l’on ne connaît plus ses forces. Elle m’a tellement bien vissé les bras aux épaules que je ne peux plus les bouger. J’ai les bras liés. Voilà donc le tableau pour  garder forme humaine : elle a cloué par-ci, vissé par là ; scié des parties de corps qui étaient des excroissances inconnues par rapport au montage initial ; épongé ce qui était devenu liquide et mis l’ensemble de mon état pâteux dans une caisse hermétique. C’est ainsi que je suis devenu pour toute la soirée un homme-boîte. Ensuite, elle s’est assise fatiguée, il faut dire qu’elle avait beaucoup travaillé, et a regardé la météo à la télévision, pour savoir à quel moment de la semaine elle aurait, pour elle, un homme nouveau. 

  Evidemment je comprends que cela l’exténue. Il est assez fastidieux, d’avoir continuellement à revisser quotidiennement le corps de son époux lorsqu’on n’a pas une attirance particulière pour le bricolage. Par ailleurs, vivre avec un homme-boîte au beau milieu de la cuisine n’est pas non plus très pratique. C’est pourquoi nous avons convenu qu’elle pouvait, étant donné le dérangement occasionné, me ranger dans un coin de la pièce, par exemple à côté de l’armoire où se trouvent les assiettes et les couverts, en attendant le changement de temps favorable…
 Je profite justement d’une météo propice pour finir de vous écrire cette lettre.  

Bien amicalement
        Lucco

Luc Hazebourck "lettre de Lucco" dans la collection "La femme de Lucco"

Publié dans Correspondance

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V
Hello Luc !<br /> <br /> Je te propose que nous déjeunions ensemble bientôt pour préparer ensemble une stratégie d'approche d'éditeurs.<br /> Tes lettres sont "too much" de vérité et de modestie, d'humour et de gravité, d'être et de fiction....<br /> Il faut trouver à Lucco un éditeur à metre en boîte.<br /> Je te salue, grand peintre philographe.<br /> Philippe
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M
Luc joue habilement avec les mots !<br /> Lire les lettres de "Lucco" est à chaque fois un réel instant de plaisir...
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