Dilatation
Cher ami,
J’aime faire du vélo un peu au hasard dans les rues, mais plus particulièrement sur une rue : celle de mon enfance, celle où, en vacances, j’habite encore. Pourquoi cette rue là ? Parce que parfois, il se produit un phénomène étrange assez déconcertant même pour mes voisins qui, pourtant, ont toujours habité cette rue. Ma rue se met à s’étirer démesurément. Par temps très chaud, certains soirs d’été ma rue qui mesure, normalement, environ une petite centaine de mètres, s’allonge démesurément pour mesurer alors plus de neuf cents mètres. Cela n’arrive qu’exceptionnellement, deux ou trois soirs dans un été, donc dans une année. Je ne boude pas mon plaisir, je roule neuf fois plus dans l’air chaud du soir et je me réjouis d’une telle dilatation. D’ailleurs mes voisins aussi adorent voir leur rue s’agrandir. Leur maison et leur jardin deviennent neuf fois plus grands. Et au prix de l’immobilier, c’est très appréciable ! Deux ou trois fois dans l’année, ils deviennent neuf fois plus riches.
Il n’y a qu’une vieille voisine qui n’apprécie pas ces jours-là. Elle revient chez elle neuf fois plus fatiguée et peste contre ses pauvres jambes. J’ai alors un peu honte à bicyclette de prendre autant de plaisir à me laisser aller en roue libre. Mais pourquoi faut-il toujours se sentir concerné par les problèmes des autres ? Ne suis-je pas en vacances ? Un plaisir comme celui-ci ne se refuse pas. Si l’on compte bien, il y en a si peu à l’intérieur d’une vie !
Par contre, deux ou trois soirs par an, en hiver par temps très froid, ma rue subit le phénomène inverse. Elle rétrécit. Personne n’est content. Ni mes voisins, qui se retrouvent alors dans des maisons minuscules qui ne valent plus rien sur le marché de l’immobilier, ni moi qui ne peux profiter pleinement de ma rue en roue libre. Il n’y a alors que la vieille dame qui est contente. En effet, elle revient chez elle neuf fois plus vite !
Bien amicalement,
Lucco
En espérant vous rencontrer un beau soir d’été, un de ces soirs où l’espace semble continuellement nous sourire et notre temps s’étirer avantageusement, comme les chewing-gums que nous mâchions enfants.
Luc Hazebrouck (les lettres de Lucco)