Les Gorgones

Publié le par Mots Migrateurs

A quelques kilomètres de la frontière italienne, dans un paysage désertique où le mistral, le soleil et la lumière font crier les pierres des collines, le bruit assourdissant d’un engin spécialisé dans le transport d’œuvres monumentales écrase le crissement des cigales.
Grimpant la colline en laissant derrière lui les traces anguleuses de ses chenillettes, l’engin qui transporte une statue sanglée et protégée au maximum, stoppe sur le geste péremptoire d’une jeune femme. Elle est vêtue d’une ample blouse informe couleur de pierre qui lui bat les mollets et danse autour d’un corps que l’on devine parfait.
Il est encore très tôt, mais la chaleur fait déjà vibrer la colline. Parvenue à un endroit bien précis, ballotant dangereusement au bout de sa poulie à cause du mistral, la première des vingt-sept statues qui constitueront l’exposition de Victoire Tamina - dont la première présentation deux ans plus tôt, avait enflammé unanimement grand public et critiques d’art - est descendue lentement vers le sol, maintenue et retenue par trois ouvriers et l’artiste elle-même qui dirige les opérations de main de maître. Elle s’adresse tour à tour au cariste qui manœuvre l’engin élévateur et aux ouvriers en sueur qui manipulent la statue oscillant à vingt centimètres du sol.
- Non ! Ça ne va pas ! Remontez ! On la tourne de dix centimètres vers la droite… Non ! C’est trop. Dix centimètres. Posez ! DOUCEMENT ! Non ! Ce n’est pas ce que je veux. On recommence.
Trois fois, Victoire fait remonter la statue et exige un changement d’orientation ou d’emplacement.
Enfin, la sculpture est en place et décrochée. Victoire et les hommes la débarrassent de ses protections. Au-dessus d’un socle fait du même matériau que la statue apparaît un jeune homme pétrifié dans une attitude qui met mal à l’aise : vêtu d’une simple serviette de toilette nouée autour de la taille - sculptée comme l’éphèbe avec un réalisme saisissant - il est dressé sur une seule jambe, et semble vouloir s’échapper en courant, la bouche ouverte sur un cri d’horreur muet.
Victoire se recule d’une vingtaine de mètres pour juger de l’effet en se massant le bas du dos tandis que les hommes soufflent en échangeant quelques mots.
- A ce train-là, son expo sera jamais prête dans quinze jours…
- Vous avez vu ses yeux ? Moi j’arrive même pas à la regarder en face…
- Mais putain qu’elle est belle.
Aux regards frémissants que les hommes échangent, on voit qu’ils seraient tous prêts à aller déplacer la lune de deux centimètres et demi si elle leur demandait.
*
Au fil des jours qui passent, malgré la difficulté de l’ouvrage et la chaleur accablante, les ouvriers, subjugués par le charisme de Victoire et sa beauté - donnent le meilleur d’eux-mêmes jusqu’à travailler de l’aube au crépuscule, week-ends compris. Entre eux, ils la surnomment : ‘La Pierresse’.
C’est ainsi qu’une semaine plus tard, la colline s’est peuplée de vingt et un hommes pétrifiés. L’un d’eux, totalement nu, est lové paisiblement dans la posture d’un dormeur confiant, à moitié recouvert d’un drap de pierre. Un autre est à genoux, les mains tendues, implorant la pitié. Un autre encore, simplement vêtu d’un short, est à quatre pattes, les fesses en l’air, la langue pendante, dans l’attitude d’un chien qui veut jouer avec la balle qu’il tient entre ses mains. Chacun a une posture particulière, de la plus morbide à la plus surprenante, souvent dérangeante, parfois franchement comique. Mais ce qui est commun à tous ces hommes, c’est la beauté et l’harmonie de leurs jeunes corps musclés et souples. Toutes ces statues sont d’un naturel et d’un réalisme si puissants que l’on s’attend à chaque instant à ce qu’ils se mettent à bouger et poursuivent leur mouvement.
Les éclats de quartz du matériau dans lequel ils ont été sculptés jettent mille feux sur la colline écrasée de soleil. S’inscrivant dans le paysage, selon un plan déterminé, ces hommes de pierre, érigés parmi les pierres, font une impression très étrange.
A chaque nouvelle statue en place, armée d’un maillet, Victoire, la bouche entrouverte et la respiration haletante, donne avec amour un petit coup de burin par ci, un léger coup de ciseau par là, peaufinant son œuvre jusqu’à la dernière minute, rectifiant de quelques microns le drapé d’un vêtement, une fossette légère au creux d’un menton ou l’ondulation d’une chevelure. Parfois, son doigt s’attarde sensuellement sur l’ovale d’un visage ou sur la saignée d’un bras.
L’artiste caresse ses statues.


Brigitte Bellac (début de son roman « La Pierresse », en cours d’écriture)

Publié dans Extrait roman

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A
Alors ensuite, et après ? Pourquoi sculpte-t-elle et le fait-elle ainsi ? d'où vient-elle ? qu'arrive-t-il ? On a faim de la suite, plutôt bon signe ça....
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M
Un début de roman bien prometteur :-)
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